Dans Le Royaume, Emmanuel Carrère évoque l’effet de l’écriture d’une oeuvre littéraire sur un support numérique et lève le voile sur les difficultés de la recherche à venir en matière de brouillons d’écrivains, ratures et autres invisibles ajouts, pourtant si précieux pour tous les travaux de recherche et pour les lecteurs curieux :
« […] Aujourd’hui que nous écrivons et même lisons de plus en plus sur un écran, de moins en moins sur du papier, j’ai un argument de poids en faveur du second de ces supports : depuis plus de vingt ans que j’utilise des ordinateurs, tout ce que j’ai écrit à la main est encore en ma possession, par exemple les cahiers dont je tire la matière de ce mémoire, alors que tout ce que j’ai écrit directement sur l’écran a disparu, sans exception. J’ai fait, comme on m’en conjurait, toutes sortes de sauvegardes, et de sauvegardes de sauvegardes, mais seules celles qui étaient imprimées sur papier ont surnagé. Les autres étaient sur des disquettes, des clés, des disques externes, réputés beaucoup plus sûrs mais en réalité devenus obsolètes les uns après les autres, et désormais aussi illisibles que les cassettes audio de notre jeunesse. Bref. Il a existé, dans les entrailles d’un ordinateur depuis longtemps défunt, un premier jet de roman qui, si je le retrouvais, compléterait utilement mes cahiers. J’avais emprunté le titre au cinéaste Billy Wilder, pourvoyeur de bons mots aussi prolifique aux États-Unis que Sacha Guitry en France. À la sortie du film tiré du Journal d’Anne Frank, on demande à Wilder ce qu’il en a pensé. « Très beau, dit-il, la mine grave. Vraiment très beau… Très émouvant. (Un temps.) Mais tout de même, on aimerait connaître le point de vue de l’adversaire. »
Extrait de: Carrère, Emmanuel, Le Royaume, POL Editeur